Rendez-vous avec la mort

Chapitre 1 — RALM

Le soleil s’est déjà couché. J’accélère l’allure pour rentrer. Autour de moi, la nuit donne un aspect mystique aux rues et l’atmosphère paraît plus épaisse. Le froid grossit les lueurs des lampadaires et floute les immeubles, tandis que les arbres bruissent doucement au vent.

Je me presse encore. Je dois faire vite : on m’attend. Mes boucles libres rebondissent sur mes épaules au rythme de mes pas et, dans le reflet d’une vitrine, je les vois se parer de reflets orangés sous la clarté artificielle. Ombre fantomatique dans un décor fantastique, je suis parfaitement à ma place.

De nouveau, l’heure tardive m’arrache un soupir contrarié. Ma vie est très routinière et être retenue ainsi n’entre pas dans mes habitudes. Tournant au coin de la rue, j’essaie encore d’accélérer, mais je ne peux pas faire plus. Essayer d’aller plus vite reviendrait à me mettre à courir. Je sens la tension de la marche dans mes muscles qui se crispent petit à petit sous l’effort et mon souffle qui perd en stabilité. Je visualise une dernière fois mon trajet ; bientôt, je passerai devant la pharmacie Destilleuls, avant d’atteindre la lourde porte de mon immeuble. Il ne faut pas que j’oublie de prendre mon courrier en passant. Cela me permet de souffler avant de m’attaquer à la montée des quatre étages sans ascenseur…

— Salut ma mignonne.

Super… J’ai vraiment besoin de ça maintenant.

Il est encore là pour m’aborder. Depuis que j’ai emménagé, il essaie de me conter fleurette. C’est certainement une trop jolie expression pour un comportement bien moins élégant. Cette formulation me sert de mécanisme de défense face à un individu que je ne supporte plus, sans savoir comment m’en défaire. Elle met de la distance entre la situation et moi. La police ne peut rien pour me venir en aide, j’en suis sûre. Il se contente de me parler et on ne condamne pas les gens pour ça. Alors, je pique du nez vers mes baskets et l’ignore, en le contournant. Ce sera plus rapide ainsi. Il finira par m’insulter, me cracher à la figure qu’en réalité je suis hideuse. Et je pourrai rentrer chez moi.

On m’attend.

Bien que l’idée fasse fleurir un sourire sur mes lèvres, je le retiens. L’homme ne doit pas s’imaginer que je suis intéressée.

Pourtant, contrairement à ce qu’il se produit d’habitude, l’homme me bloque le passage en s’interposant devant moi. Un clic sonore retentit alors qu’il lève vers moi un revolver chargé et vise ma tête.

— Je t’attendais.

Je n’ai aucune chance de m’en sortir. Il tire.

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Je me réveille en sursaut, au son de l’horloge. D’un geste brusque, j’éteins l’objet autant maudit que béni, puis ramène mes cheveux en arrière d’une main. La sueur plaque quelques mèches à mes tempes et mon T-shirt à mon dos. Cela m’arrache une grimace et j’entreprends de le décoller. Je déteste cette sensation.

Une fois de plus, j’ai dormi et rêvé. La première fois que j’ai fait ce cauchemar, voilà deux ans, je m’en suis amusée, avec mes amis. Cela nous a paru si étrange et, pour éloigner l’odeur sinistre de la mort, le rire semblait être la meilleure solution. Mais il est revenu, encore et encore. Au bout de deux semaines, j’ai arrêté de leur en parler, menti sur les raisons de mes mauvaises nuits et prié pour que cela passe.

Cependant, au fil du temps, loin de disparaître, cela m’a affectée. J’ai commencé par perdre l’appétit, alors que des images de la nuit hantaient mon esprit et dansaient devant mes yeux. Ensuite, la peur m’a maintenue éveillée jusqu’à l’épuisement. Depuis, j’ai dévoré plus de livres que de repas ; mes cernes, eux, sont des sillons gravés sur ma peau. Ma famille a d’abord supposé que je traversais une phase où mon corps me paraissait insupportable. Je ne peux leur en vouloir : c’est commun à beaucoup d’adolescents et je le ressens ainsi. J’ai vu des psychologues, beaucoup plus que je pourrais en nommer… Ils n’ont jamais rien trouvé ou n’ont jamais cherché à comprendre. Leur conclusion a toujours été la même : je ne souffre pas d’anorexie, mais j’ai développé des angoisses anormales au sujet de simples rêves. Beaucoup m’ont rabâché qu’il n’est pas anormal de craindre la mort. Ce serait même plutôt sain. Néanmoins, cette crainte démesurée est censée intervenir à un âge plus jeune, lorsque l’on comprend ce que « mort » signifie. Aucune thérapie n’a fonctionné et aucune thérapie ne pouvait fonctionner : mes rêves ne s’arrêtaient pas.

Un visage m’a cependant marqué dans la foule d’ombres à calepins qui m’a observé. Il ne ressemblait en rien à l’idée que je me fais d’un psychologue. J’aurais plutôt dit qu’il sortait d’un vieux film et exerçait le métier de policier. Je le lui ai dit, il me semble. Peu importe. Il a pris le temps de m’expliquer que ce que je vis est normal, quoique fort triste, et son discours a dérivé sur des histoires de fantômes et de magie. Il était question de rêveurs maudits. C’est pourtant ma mère qui s’appelle Cassandre, pas moi. Cette dernière a d’ailleurs traité le docteur Trevisani de charlatan. Personnellement, je pense qu’il ferait un bon écrivain. Nous sommes partis sans payer. Par la suite, mes parents ont renoncé et se sont résignés.

Après le fatalisme, l’énervement est venu : selon mon entourage, si les rêves ne passaient pas, c’était parce que j’y pensais trop et que je ne faisais aucun effort pour passer à autre chose. Ils m’ont demandé d’apprendre à vivre avec. Cela finirait par passer, ont-ils pensé. Ça n’a pas été le cas et ma famille s’est déchirée. Mon père nous a laissées en premier. Les papiers du divorce ont été signés rapidement. Ma sœur a eu beau hurler et pleurer pour qu’il reste, ma mère ne l’a pas retenu. Selon elle, je suis la priorité et s’il n’est pas capable d’assumer l’enfant qu’il a engendré, alors il n’a rien à faire dans notre vie. Je n’ai pas ressenti grand-chose… Je me souviens d’avoir regardé ma sœur qui pleurait sur le canapé et de lui avoir dit que c’était pour le mieux : il ne me pleurerait pas, lui. Je crois qu’elle m’a giflé, mais je l’ai à peine senti. Le mouvement de ma tête et le changement de visuel ont été les seuls témoins de ce coup.

J’ai commencé à ne plus ressentir grand-chose vers cette période. Ma sœur, en me hurlant dessus, m’a permis de réaliser que je n’avais plus d’amies. Elles ont fui devant la dégradation de mon état. Une étincelle de douleur a parcouru mon cœur puis mon cerveau où elle a rapidement été étouffée. L’amitié n’a aucune place devant la mort.

Puis ma sœur s’est éloignée à son tour, pour faire des études en Italie. Elle a pris tout ce qu’elle pouvait emporter dans une voiture et nous ne l’avons plus jamais revue. Ma mère a pleuré. Je me suis assise à côté d’elle et j’ai posé une main sur son épaule. Je crois que c’était la bonne chose à faire. Elle m’a serré fort dans ses bras, me promettant de ne jamais m’abandonner. Et je n’ai rien dit. J’ai fixé le mur en silence.

Maman… C’est moi qui vais t’abandonner… Je suis désolée.

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2 Comments

  • Joxan

    Pour avoir lu la précédente version, je trouve celle-ci encore plus immersive. Le changement de point de vue n’y est pas pour rien j’imagine.

    GG !

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