Rendez-vous avec la mort

Chapitre 2 — RALM

Pour me protéger des autres et de leur exaspération, j’ai mis en place une routine très simple. Je me lève d’une nuit difficile et me dirige vers la salle de bain, où j’observe les dégâts dans le miroir avant de filer sous la douche. Une fois sortie, j’enfile des vêtements simples, amples, et dans des teintes passe-partout. Depuis que j’ai réalisé que cela gêne mes interlocuteurs, je préfère cacher ma maigreur. Ensuite, j’exécute la tâche la plus délicate : le maquillage. J’aimerais dire que j’adore me pomponner, mais ce n’est pas le cas. Je ne désire pas être belle, je désire être normale. Or, mes cernes font peur. Depuis, j’applique chaque matin, avec minutie, une couche de fond de teint puis retrace les contours de mon visage. Durant cette étape, je veille toujours à me faire paraître moins maigre. Dire que la plupart des femmes recherchent l’effet inverse… Cette pensée m’emplit d’amertume.

Mine de rien, je pourrais faire carrière comme maquilleuse professionnelle. J’ai acquis assez d’expertise pour pouvoir prétendre à des études dans le domaine. Ce n’est pourtant pas la voie que j’ai choisie. D’ailleurs, je ne vois pas vraiment l’intérêt de « choisir une voie » alors que je n’irai probablement pas au bout de mes études. Mes futures études sont une distraction, de la poudre aux yeux, pour ne pas trop attrister ma mère.

Une fois ce maquillage achevé, je me coiffe et natte mes cheveux. Le miroir me renvoie désormais l’illusion d’une jeune femme de dix-huit ans en bonne santé.

Parfait…

Je quitte la salle de bain pour rejoindre ma mère, dans la cuisine, j’essaie d’amasser un minimum d’énergie. Mais, cette journée marque mes premiers pas dans la vie d’adulte, et je dois bien admettre que cela me terrifie. Ma nonchalance s’effiloche face à la perspective des visites que nous allons entreprendre à Menesti, lieu où débutera ma vie étudiante dès septembre prochain. Ma mère et moi devons me trouver un appartement. Avoir vieilli trop vite, depuis mes seize ans, ne m’empêche pas d’être bien consciente que je franchis une étape. Pour la première fois en dix-huit ans, je vais vivre seule, dans une ville que je ne connais pas et sans personne pour accueillir mes larmes, quand le monde devient trop dur à gérer. En outre, ce n’est pas tant la perspective de devenir adulte qui m’angoisse que celle de me rapprocher de mon cauchemar.

Ma mère m’accueille d’un bonjour ensommeillé et je lui réponds sur un ton similaire. Ma fatigue atteint des extrêmes et j’ai des difficultés à lutter contre elle quand quelqu’un bâille face à moi. Après tout, les bâillements sont contagieux et je suis épuisée. Je ne me souviens plus de mon dernier réveil où je me suis sentie reposée. Alors que je prépare mon petit-déjeuner, je suis toujours emplie de cette lourdeur qui ralentit mes gestes. Je parviens à boire un verre de lait, puis tente de me faire une tartine de beurre. Le regard de ma mère pèse sur mes épaules, mais je m’acharne à mâcher avec lenteur le pain frais. Finalement, je renonce au bout de trois bouchées. Je sais que ce n’est pas assez, mais, comme toujours, mon estomac contracté et ma gorge nouée m’empêchent d’avaler quoi que ce soit d’autre.

Là s’arrête ma routine. En temps normal, je me serai préparée pour aller en cours. Mais désormais, j’ai réussi mon BAC et je suis en vacances.

Ma mère, qui est retournée à sa tasse, relève le nez et me dévisage. Ses yeux bleus sont un miroir des miens. Cependant, eux recèlent bien plus d’émotions que je n’en suis capable. Elle me sourit chaleureusement et me pose la question fatidique :

— Tu es prête, Alexandra ?

Les intonations de Cassandre sont profondes et agréables, comme d’habitude. Cette voix me fait l’effet d’un chocolat chaud par une froide journée d’hiver. J’ai toujours envie de lui répondre, au moins un minimum. C’est plus que ce que j’accorde à beaucoup de gens.

— Autant que faire se peut, grommelé-je.

Il ne faut pas m’en demander trop non plus. Les limites de ma sociabilité sont rapidement atteintes et je n’arrive pas à mobiliser plus d’enthousiasme. Chercher un appartement n’est déjà pas facile, surtout dans une autre ville que la mienne. Qui plus est, je m’obstine, selon ma mère, avec des critères restrictifs : pas de pharmacie proche par exemple, même si ça peut paraître stupide. Elle a beau ne pas apprécier mes conditions, je sais qu’elle les respectera.

Une fois prêtes, nous montons en voiture. Si je bénéficie de l’expérience de la conduite accompagnée et de l’assurance que cela engendre, aujourd’hui, je préfère laisser ma mère conduire. Je passe mon permis dans trois semaines et j’ai peur de m’abîmer dans de sombres pensées. Par exemple, est-il vraiment pertinent de passer mon permis ? Est-ce que ça me sera vraiment utile ? La voiture démarre et mon regard se perd bien vite dans le lointain. Je fixe l’horizon qui défile sans vraiment le voir. Ni ma mère ni moi ne sommes de grandes adeptes de la conversation ; le silence n’alourdit pourtant pas l’atmosphère. À la radio, la voix douce d’un des présentateurs de France Inter nous apporte un fond sonore sympathique.

Cassandre me réveille alors que nous approchons de notre destination. La campagne a été remplacée par des immeubles plus ou moins grands et des routes dans tous les sens. Quand me suis-je endormie ? Je n’arrive pas à m’en souvenir, mais je me sens étrangement reposée. C’est assez rare pour que je le remarque. Peut-être que mon cauchemar ne me poursuit avec clarté que durant la nuit ? Je vais m’essayer aux siestes désormais. En cet instant, de mon cauchemar, je ne me souviens que vaguement de taches de sang sur un trottoir sale.

Une fois en ville et la voiture garée, ma mère sort un petit papier sur lequel nous avons noté les adresses des différents appartements à visiter, ainsi que les horaires. La journée promet d’être longue.

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Le soleil se couche à présent. Nous sommes attablées à la terrasse d’un café, buvant un coca pour l’une et un café pour l’autre. Les visites ont sapé le peu de force que j’avais et j’ai du mal à imposer mon point de vue. Nous avons pesé les pour et les contre pour chacun. Celui qui se dégage du lot m’inquiète trop et ma mère tente de me convaincre de l’accepter. Mon seul problème, c’est qu’il se situe dans un immeuble sans ascenseur et au quatrième étage : l’un des éléments de mon rêve.

Cassandre repose sa tasse et se passe une main dans les cheveux. Je sens une pointe d’agacement dans le tremblement de sa main et je me mords la lèvre.

— Tu sais, commence-t-elle. Nous avons vérifié… Pas de pharmacie à deux pâtés de rues, un arrêt de bus tout proche, un prix abordable et un appartement en bon état. C’est vraiment une occasion en or. En plus, tu peux te rendre en ville et à ta fac dans des délais raisonnables. Étant donné nos moyens, je crains que tu ne puisses te permettre de laisser passer cette offre.

Je baisse la tête et ma mâchoire se contracte. Je sais que ma mère dit la vérité, mais, entre mon cœur et ma raison, un gouffre se creuse. Tapotant des doigts contre mon verre, je prends une première inspiration. Suivie d’une seconde. Puis d’une troisième. C’est plus dur que prévu. Finalement, les mots fatidiques franchissent mes lèvres :

— D’accord, je vais le louer.

Le sourire qui illumine le visage de Cassandre, alors qu’elle se saisit d’une de mes mains, vaut tout l’or du monde. La chaleur de sa main remonte doucement de mes phalanges jusque dans mon bras. Je prends une inspiration plus légère et souris à mon tour. Elle sait que, pour moi, la décision n’a pas été facile. Je suppose que ma mère doit ressentir du bonheur et s’imaginer que sa fille arrive à dépasser ses peurs. Peut-être que pourrais-je passer à autre chose désormais ? J’en doute.

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