Histoires Perdues

Matinée pluvieuse

Ton café, tout juste servi, repose sur la table. La noirceur du contenu tranche avec la couleur crème du support. Tu songes alors qu’avec une table blanche, le contraste aurait été bien plus flagrant. Néanmoins, tes yeux abîmés n’auraient pas supporté un tel blanc. Tu t’es d’ailleurs ingénié, pour cette raison précise, à ne posséder qu’un minimum de meubles de cette couleur chez toi.

La vapeur émise par ta boisson s’élève en de douces volutes dans l’air. Ton regard les suit, morne et fasciné tout à la fois. Les arabesques se forment et se brisent au fil du léger courant d’air présent dans ton appartement, et revêtent un côté magique qui t’emporte et te laisse rêveuse.

Rêver ainsi présente des avantages. Cela t’empêche de regarder trop souvent dehors. Il s’agit d’une de ces journées où le ciel gris pèse sur le monde. Poser les yeux sur la fenêtre ne présente qu’une perspective fort peu agréable. En effet, cette lueur grisâtre, particulièrement épuisante pour tes yeux malades, n’est coupée que par le gris sale des immeubles qui entourent le tien. Gris sur gris. Cinquante nuances de gris. La pensée, qui t’aurait arraché un rire solitaire en temps normal, peine à soulever l’ombre d’un sourire sur ton visage fatigué. 1

Tu n’as envie de rien, et surtout pas de sortir de chez toi.

Tu regrettes d’ailleurs de t’être servi un café ; un chocolat chaud aurait bien plus égayé tes papilles et cette lugubre journée. Cependant, tu n’en gardes pas chez toi, pour une raison qui t’échappe.

Cette réflexion interrompt le cours de tes pensées. N’est-ce pas étrange de ne pas conserver un aliment apprécié ? Tu interroges soudainement ce qui t’a poussé à ne jamais y penser avant. Ton cerveau se refuse hélas à l’exercice. Qu’importe ! Un jour tu comprendras. Tu ne t’inquiètes guère des mystères de ton esprit. Tu finis toujours par les décrypter, peu importe le temps que cela prend.

Cependant, aujourd’hui, la mélancolie s’impose plus naturellement à toi que l’introspection. Elle t’enlace irrésistiblement, de sa douce torpeur. Cette chape repose sur ta conscience et ton corps, séparant tes perceptions de la réalité par un voile dont l’opacité dépend de l’endroit où ton regard se porte. Tout semble déformé, grotesque et merveilleux.

Un chien hurle soudain à mort, quelque part dans la rue. Il te tire de ton état léthargique tout en imprégnant ton imaginaire glauque et féérique de ce nouveau son. Un deuxième lui répond, puis un troisième animal mêle son cri aux leurs.

Bien qu’assourdi par les vitres, le bruit t’assaille avec violence. Ta tête vibre presque en rythme, jusqu’à ce que tu comprennes que ce ne sont pas leurs hurlements qui la font résonner mais plutôt les battements de ton propre cœur. Tu presses tes doigts contre tes tempes et les masses lentement, en vain. Tu entretiens un instant l’espoir de te sentir moins oppressée par ce que l’ambiance éveille en toi.

Un soupir quitte alors tes lèvres, seul témoin du doucereux tourment qui bouleverse ton cœur. Ton esprit, lui, fourmille. Pourquoi ces chiens agissent-ils ainsi ? te demandes-tu. La situation présente un vide béant que ton imaginaire souhaite ardemment combler. C’est ainsi qu’il vit et évolue. Avant que tu ne puisses produire une explication, la réponse t’apparaît d’elle-même.

Tu as l’impression que cinq heures se sont écoulées, et non cinq petites minutes, qui ont filé entre le début des plaintes et les grondements du ciel que tu ne remarques que maintenant.

Lui aussi chante sa propre souffrance — une terrible mélodie. Du gris, il vire au noir. Les nuages s’amoncèlent. Des secondes ou des minutes passent encore avant qu’il n’explose. La lumière des éclairs manque de t’aveugler tandis le tonnerre t’assourdit partiellement. Enfin, le barrage cède et les plaintes du ciel se muent en pleurs. La pluie s’écoule à torrent. Tu sais qu’il sera impossible de voir à plus de trois mètres. Un long frisson caresse ta colonne vertébrale : le désespoir qui exsude de cet évènement te glace jusqu’au cœur.

La beauté de la scène t’emporte sans réserve. Les yeux douloureusement émerveillés, tu te saisis de ton café pour le boire.

Mais, tandis que tu portes la tasse à tes lèvres, une réalisation te parvient.

Aujourd’hui, tu dois aller travailler.

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