Histoires Perdues

Derrière le masque

Halloween. Aussi appelée Samain en d’autres temps.

De par le monde, elle connaît de nombreux noms et traditions. Aujourd’hui, elle est devenue une célébration avant tout, dont la réputation a grandi aux États-Unis, puis dans le monde. Les enfants envahissent les rues, enfilent masques et costumes, et toquent aux portes. « Des bonbons ou un sort ? » déclament-ils. C’est la nuit de l’horreur, où le voile entre les morts et les vivants s’affinent, réveillant des peurs enfouies. Les adolescents et jeunes adultes américains ont tourné les festivités en une soirée souvent pleine de débauches. Et par le soft power, cette manière de procéder s’est répandue.

Pour toi, sa signification change. Au lieu d’enfiler un masque, tu retires le tien. C’est ta nuit, celle où tu n’as plus à te cacher. Pourquoi ? Parce que personne ne peut te voir. L’ironie du sort est douce et amère tout à la fois.

Fut un temps, tu en concevais de la tristesse. Cependant, depuis plusieurs années déjà, tu as accepté ton sort et te prêtes à ce jeu avec un certain plaisir.

Comme chaque année, tu as été invitæ au bal masqué d’Isabelle Rochecœur. Comme dans toute haute société, divers évènements sociaux existent auquel il est de bon ton d’être vu et reconnu et celui-ci en fait partie. Toi, tout au contraire, c’est le seul où tu t’assures de ne pas l’être. Isabelle, une amie d’enfance qui fait partie des rares élus à connaître ton secret, t’y aide fort heureusement. Elle a d’ailleurs mis cet évènement en place pour toi, avant toute chose. Tu ne te berces toutefois pas d’illusions : la situation aurait différé s’il n’avait pas contribué, en plus, à sa réputation.

À cette soirée, chacun porte un masque, et, toi aussi, physiquement, tu en portes un. Tu te contentes de retirer celui que tu gardes le reste de l’année.

Quand as-tu compris que les gens comme toi n’appartiennent pas à la norme et qu’ils doivent jouer la comédie, au prix de grands efforts ? Tôt. Trop tôt pour que tu puisses t’en souvenir. Depuis, tu les as beaucoup étudiés, ces gens si conformes. Tu as travaillé chaque geste, chaque parole, chaque mouvement de ton corps comme un acteur prépare son rôle. Ton rôle à toi consiste à passer pour an humain et plus an autiste. Autiste, ce n’est pas humain pour elleux. C’est hors des normes, c’est étrange et bizarre.

Et toi tu es Mathilde Saintclair. Les Saintclair ne sont pas hors des normes. Alors tu deviens acteurice de ta vie et qu’importe l’épuisement, le manque d’honnêteté, et l’absence de soutien.

Heureusement qu’Isabelle sait et comprend. Tu sais cette compréhension née de ses propres traits, considérés comme des défauts, qu’elle doit cacher. Ce chemin, vous avancez à deux dessus, tâchant de vous protéger l’une l’autre, autant que possible.

Le bal représente l’une de ces aides.

Chaque année, les mêmes évènements, ou peu s’en faut, se répètent, comme une pièce de théâtre dont seuls les costumes varient. Tu les vois tous s’égayer, se tromper. Iels en profitent pour se conduire comme jamais iels n’auraient osé. Ça tombe bien, c’est aussi ton cas. De fait, tu évites de leur reprocher leur hypocrisie, afin de ne pas avoir à contempler la tienne.

Cette année, tu te présentes en homme devant cette assemblée. Un binder dissimule ta poitrine honnie, et tu portes un costume trois-pièces dans des tons gris et perle. Le loup qui dissimule tes traits arbore la couleur grise également, brodé d’argent et de petits strass. Il camoufle presque intégralement ton visage et une perruque achève de rendre ton identité impossible à deviner.

Depuis une heure déjà, tu évolues parmi eux. Tu te permets d’arrêter de suivre les conversations quand tu sens ta fatigue poindre. Tu as tenu en haleine quelques personnes avec un monologue sur l’astronomie. Pendant une vingtaine de minutes, ils t’ont écouté sans pouvoir placer le moindre mot. Et ils n’ont pas eu l’air de s’ennuyer. Certains se sont bien esquivés quand ils l’ont pu, mais d’autres t’ont posé des questions. Pouvoir parler de ton intérêt spécifique ainsi t’a apporté un profond apaisement. Cela compense avec beaucoup de douceur toutes ces fois où, durant un cours, tu t’es obligé à te taire, allant jusqu’à te mordre l’intérieur de la joue pour te contenir.

Tu n’as pas plus retenu les petits gestes que tu effectues pour te rassurer : remuer tes doigts, agiter la tête, appliquer des pressions sur ton bras.

Iels ont dû te regarder étrangement. Non, iels t’ont regardæ étrangement, car, chaque année, on parle avec régularité de cette personne bizarre, qui adore l’astronomie. Cela dure environ une semaine, après l’évènement. Tout comme pour Cendrillon, les gens recherchent son identité. Heureusement, d’autres affaires plus scandaleuses prennent souvent le pas sur celle-ci. Et ils oublient de se renseigner plus avant. L’excentrique tombe dans l’oubli.

Cependant, cachées derrière les masques, leurs expressions restent indiscernables pour toi. Cela t’aide d’ailleurs à t’en foutre. Ce qui fonctionne pour toi, fonctionne également pour le regard que tu poses sur elleux : un masque dissimule la vérité et si on ne voit pas la vérité, on peut l’ignorer avec aisance. Comme tout cela est pratique.

Fatiguæ de t’encombrer d’inconnu-e-s, tu cherches désormais Isabelle parmi la foule. Pour une raison que tu ne saisis pas, elle a, cette année, décidé de te cacher son costume, arguant qu’elle te dévoilera son identité au cours de la soirée. Tu ne comprends pas pourquoi cette lubie l’a prise. Elle a décidé de procéder ainsi alors qu’elle connaît tes difficultés à reconnaître les gens hors de leur contexte habituel. Et, quand tu parles de difficultés, c’est un euphémisme pour impossibilité. À cela s’ajoute le contexte de la soirée costumée qui empire cette impossibilité. Tout avantage a ses défauts.

Par ailleurs, tu te refuses à arrêter toutes les personnes présentes pour leur demander s’iels sont Isabelle ou s’iels l’ont vue. C’est le meilleur moyen pour te faire reconnaître et les étoiles savent que tu ne le voulais pas.

L’angoisse monte doucement en toi. Tu ne peux ignorer que la présence d’Isabelle représente une constante rassurante dans ta vie et que la voir disparaître et bouleverser vos habitudes te mine le moral.

— Es-tu un prince charmant ?

Une main s’est posée sur ton bras, te stoppant dans ta quête. Tu bondis de surprise, avant de te retourner pour voir qui t’a surprixe ainsi. Tes yeux se posent sur ce qui ressemble à une femme, selon les standards normés. Ton cœur affolé t’ordonne de lui hurler ton ressenti dessus, tandis que ta raison tente de te raisonner : elle ne peut pas savoir ce que cela vient de provoquer en toi. Finalement, tu te décides pour un entre-deux.

— Ne faites plus jamais ça.

La brunette face à toi penche la tête sur le côté, devant ton ton brusque. Son loup est doré et imite un phénix. Sa tenue, aux tons rougeoyants, rappelle également l’oiseau fantastique et immortel. Le jupon paraît se décomposer en une myriade de plumes et le justaucorps est brodé d’arabesques invitant les flammes à l’esprit de qui le regarde.

— Quoi donc ? demande-t-elle.

Tu supposes que ton silence prolongé a poussé la question à franchir ses lèvres. Tes poings se serrent, les ongles s’enfoncent doucement dans ta peau, sans la percer pour autant. La sensation te procure le calme auquel tu aspires. Tu desserres donc les poings et les mots quittent tes lèvres sans difficulté.

— Me toucher comme ça, sans mon accord, et sans vous être assurée que je vous ai vu avant. Ne refaites plus jamais ça. Je déteste ça. Cela m’angoisse terriblement.

Elle hoche la tête avec compréhension. Tout du moins espères-tu que cela soit l’expression qu’elle désire exprimer. Ô comme cette douce ignorance paraissait si agréable avant et te ronge le cœur désormais !

Un sourire apparaît sur ses lèvres, telle une fleur au printemps.

— D’accord, je ne le ferais plus. Mais toi, acceptes-tu de répondre à ma question ? Es-tu un prince charmant ?

La surprise passe sur tes traits, cachés derrière ton loup. Elle ne peut le voir heureusement. Toi ? Un prince charmant ? L’étrangeté de la question te découvre perplexe au plus haut point.

— Le prince charmant n’existe pas. C’est un imaginaire absurde, inventé pour faire espérer les filles.

Elle croise les bras sous sa poitrine et tu remarques l’éventail orangé qu’elle tient à la main. Lui aussi est composé de plumes. Tes yeux ne s’en détachent pas, tandis qu’elle te répond.

— Quelle tristesse ! Je me cherche un partenaire de danse. J’espérais un doux prince en cette soirée, pour me faire valser et rêver.

La moue qu’affichent tes lèvres est, elle, bien visible. Cela provoque un rire chez ta compagne. Ta consternation doit donc être désopilante. Pourquoi chercher un prince pour danser ?

— Je sais danser.

Pourquoi lui as-tu répondu cela ? Tu sais danser, mais tu ne danses jamais. C’était trop de contact, trop d’intimité, trop de conséquences. Et, en cette soirée, tu n’accomplis que tes désirs. Pourtant, cette fille qui t’est inconnue a trouvé sa place dans tes envies. Tu peux lui proposer une valse, si elle connaît. Cela ne nécessite que très peu de contact après tout.

Devant toi, l’oiseau s’émerveille. Les sons qui sortent de sa bouche ne t’atteignent cependant pas. Tu es trop prixe dans ton univers intérieur.

Une main finit par passer devant ton regard. Tes paupières s’agitent un instant, jusqu’à ce que tu focalises de nouveau ton attention sur l’oiseau.

— Tu n’as rien entendu de ce que je t’ai dit, pas vrai ?

Le peu que tu aperçois de ses traits transmet une forme de patience tranquille. Elle a du temps et entend bien l’employer. Tu te contentes de secouer la tête négativement. Un mélange de dépit et de peur s’insinue en toi. Tu es dépitæ de n’avoir rien suivi, mais terrifiæ de voir que cela te touche. C’est la soirée où tu t’autorises à ne pas être touchæ justement. Pourquoi elle ? Pourquoi maintenant ?

— Je te proposais une valse.

Le soulagement emplit ta poitrine et tu lui offres ton plus beau sourire.

— Avec plaisir, murmures-tu.

Tu doutes qu’elle ait réellement entendu la réponse, mais ton attitude, et particulièrement ta main tendue dans sa direction, sont autant d’indications. Elle s’en saisit et tu l’entraînes vers la piste de danse. À sa position, tu réalises qu’elle doit être excellente danseuse. Elle ne te regarde pas stupidement, comme le pratiquent régulièrement les héroïnes de comédies romantiques. Sa tête est tournée vers l’extérieur, comme la valse se doit d’être dansée. Elle a adopté une posture droite et fière et elle entend que ce moment se déroule comme en des temps oubliés.

Tu as, toi aussi, adopté cette position. Tes yeux se ferment, le temps de prendre la mesure. Puis tu l’entraînes dans la musique et le flot des danseurs. Le rythme est presque posé. Tu te plais à le laisser emplir tes sens et cela te fait presque oublier ta partenaire. Une crispation de ses doigts sur ton bras te ramène un peu sur terre et ta prise sur sa hanche s’affermit tandis que tu t’efforces de la guider correctement. Tu as connu de meilleures danseuses, mais elle se débrouille assez bien pour que tu corriges ses erreurs de sorte qu’aucun œil extérieur ne peut le percevoir. Votre couple doit détonner au milieu de tous ces quarts d’heure américains qui s’agitent autour de vous. Sans que vous en ayez réellement conscience, vous creusez un vide parmi les danseurs, qui vous laissent inconsciemment la place d’exprimer votre talent.

La musique s’arrête et tu sens ta partenaire te lancer un regard. Tu ne peux guère l’interpréter, mais, comme elle ne s’éloigne pas de toi, tu supposes qu’elle aimerait continuer sur votre lancée. La musique reprend et tu l’emportes de nouveau avec toi. Cette musique-ci, bien que tout aussi lente que la précédente, réussit l’exploit d’exprimer légèreté et grandiloquence tout à la fois. Un sourire étire tes lèvres. Tu aimes ce genre de paradoxe. Des voix s’ajoutent aux instruments et te voilà qui soupires de joie. Tu apprécies la mélodie et regrettes de ne pouvoir utiliser Shazam pour la garder en mémoire.

De nouveau, la musique change, et l’ambiance également. Le rythme ne convient guère à une valse. Tu reconnais Lindsey Stirling. Des gens trouveront bien le moyen de s’agiter dessus, mais, toi, tu estimes que seules des chorégraphies travaillées peuvent convenir au talent de la violoniste.

Ta partenaire soupire et tu réalises que vous vous tenez immobiles au milieu de la piste bien moins peuplée désormais. Prenant son bras, tu l’entraînes vers le bord, en lieu sûr. Nul ne peut plus la percuter désormais.

Affichant un sourire que tu espères charmeur, tu brises le silence qui s’est installé entre vous le temps d’une danse.

— Il me semble que les devoirs et obligations du prince charmant exigent qu’il reste auprès de sa belle, pour lui offrir sa conversation et répondre à ses besoins. Cela vous convient-il ?

Un rire amusé quitte ses lèvres et ses mains tapent l’une dans l’autre, causant un son étrange, car son éventail ne l’a pas quittée.

— Je croyais que les princes charmants n’existaient pas. Qu’est-ce qui te fait changer d’avis ?

Une moue hésitante déforme ma bouche. C’est bien vrai : pourquoi ?

Je me décide pour un mensonge paré de vérité ; n’est-ce pas les meilleurs après tout ?

— Ma tendre amie se laisse désirer et j’ai besoin d’une compagnie qui ne soit pas trop envahissante pour ne pas me perdre dans cette foule.

— Je croyais que je t’angoissais.

Sa remarque dénote une certaine pertinence, mais tu t’y es préparée.

— Certes, votre arrivée n’était guère engageante et m’a fait craindre la suite, mais nous avons dansé. J’ai aimé votre attitude et je sens que nous pouvons converser sans trop de méfiance.

De ton côté bien sûr. Tu doutes qu’elle soit le genre de femme à éprouver des craintes face aux situations sociales. En tout cas, la manière dont elle t’a abordæ le laisse penser.

— Me ferais-je abandonnée dès que ton amie montrera le but de son nez ?

Un instant, la confusion t’envahit. Une telle question ne s’est pas imposée à toi avant qu’elle ne te la pose.

— Je ne peux vous offrir de réponse précise sans devenir malhonnête. J’ignore comment j’agirai.

Et tant pis si elle le prend mal. Tu t’es promis d’être toi-même ce soir, et tu ne vas pas y déroger pour un oiseau enflammé que tu connais depuis un quart d’heure environ.

Elle éclate cependant de rire et serre un peu plus ton bras.

— Ton honnêteté me convient. Viens, prenons une boisson et installons-nous pour discuter.

C’est elle qui t’entraîne jusqu’au bar. La maison d’Isabelle est vraiment construite dans la démesure. Ses parents possèdent une salle de bal ! Qui peut se permettre d’avoir autant de place de nos jours ? C’est indécent.

Même tes parents, pourtant bien fortunés, préfèrent une demeure plus modeste. Vous faites partie de ces riches dont un reste de conscience existe encore et qui tâchent de donner à des associations une partie de leur fortune chaque année. Bien sûr, l’action demeure bien médiocre à côté de celles menées au sein de leur entreprise et qui ont participé à leur richesse. Tu restes cependant lucide : le pouvoir corrompt et tu finiras par ressembler à tes géniteurs.

Ton humeur a viré au sombre et tu envisages presque d’abandonner ta compagne impromptue pour te réfugier dans quelques endroits obscurs et ruminer sur la décadence de votre temps. Une main interrompt cette spirale infernale qui menace de t’emporter dans son tourbillon. Elle agite avec grâce un verre à hauteur de ton visage.

— Qu’est-ce…

Tu clignes des yeux sans comprendre.

— Je t’ai pris le cocktail sans alcool. Tu n’as pas l’air d’être une personne à aimer cela. Et puis j’ai envie de discuter avec mon prince charmant de la soirée, pas de refuser les avances d’un idiot ivre.

Tu te vexes devant son ton joueur. La seule idée d’être ainsi considérée déclenche des frissons dans tout ton corps et une nausée fort malvenue. D’un geste agacé, tu te saisis du verre qu’elle doit te tendre depuis un moment.

— Je déteste l’alcool de toute façon.

À ton tour, tu l’entraînes dans la maison. Tu veux trouver un endroit calme, loin de la foule. La maison n’a pas de secrets pour toi et tu la parcours sans même réaliser où tu te rends. Quand tu t’arrêtes devant la petite alcôve, qui donne sur l’arrière de la maison, tu retiens ton souffle.

Tu l’as amenée jusqu’à votre endroit, à Isabelle et toi. Vous vous y installez toujours quand tu viens chez elle. C’est ton havre de paix. Combien de livres avez-vous lus ici ? Combien de rires avez-vous partagés ? Tu ne peux pas. L’inconnu ne doit pas marquer ce lieu de sa présence. Tu ne la connais pas assez pour la laisser souiller le lieu avec des souvenirs qui deviendront mauvais.

— C’est un joli endroit. Tu veux que nous nous y installions ?

— Non !

Tu as crié. Et elle sursaute en réaction. Elle te regarde désormais, une main sur le cœur, et tu devines sans peine la peur qui a dû envahir ses traits.

— Pas ici, reprends-tu d’une voix plus douce.

Tu lui prends la main cette fois-ci, celle qui ne tient pas l’éventail, et tu l’entraînes doucement vers un autre endroit que tu sais tranquille : le bureau du père d’Isabelle. Il n’est pas là ce soir, de toute façon.

Vous vous laissez tomber sans grâce dans les élégants fauteuils de cuir, vos boissons posées sur la table basse devant vous. L’oiseau te regarde et, encore une fois, depuis qu’elle a envahi ta soirée, tu constates que ce masque est bien embarrassant et t’empêche de connaître ses expressions. Tu as terriblement envie de lui demander de le retirer. Mais tu ne le peux. Si elle accepte, ce serait uniquement à la condition que tu fasses de même, non ? Et même si elle ne te l’impose pas, tu te l’imposerais, car un tel déséquilibre te déplairait fortement.

Que dire dans cette situation ? Vous voilà seuls, l’une en face de l’autre, et tu ne sais que dire. Quand tu es Le masque, c’est simple, tu connais les règles des conversations avec les neurotypiques et tu appliques tes scripts. Quand tu te comportes naturellement, perdu-e dans la foule bigarrée, tu agis comme bon te plaît. Mais, dans l’intimité de ce bureau, tu te retrouves incapable de choisir qui tu seras.

Inconsciemment, ta posture s’adapte à tes pensées. Tu replies tes jambes devant toi et les enserres de tes bras. Ton dos, lui, repose contre le dossier, ce qui t’enfonce dans le fauteuil et t’éloigne de l’oiseau de feu. Ton corps reflète tes pensées aussi bien qu’un miroir.

Elle ne te ressemble pas. Elle se tient presque droite, les jambes croisées, et joue avec son éventail. Un sourire énigmatique étire ses lèvres.

Qu’as-tu fait ?

— Ça t’arrive souvent d’entraîner des femmes dans des recoins isolés ? Je dois m’inquiéter ?

Tu rougis violemment, ne t’attendant pas du tout à une telle introduction.

— Non ! Je… Je ne ferais jamais ça ! Je voulais, je voulais… du calme… Je crois.

Tes mots se précipitent hors de ta bouche sans le moindre contrôle et tes émotions gonflent dans ta poitrine. La panique pointe brusquement le bout de son nez et tu as l’impression que ses doigts fins enserrent progressivement ta gorge. Ta respiration se fait bien plus étiolée et ton cœur accélère la cadence à un rythme démentiel. Quant à tes ongles, tu les sens s’enfoncer dans la chair tendre de tes mains. Un liquide coule. Tu as dû appuyer trop fortement, trop profondément.

Dans une envolée de rouge, orange et doré, ton oiseau se retrouve à tes pieds.

— Respire, prince, respire. Écoute ma respiration et cale-toi dessus.

Tu n’as guère d’autres choix et écoutes ses conseils, puis sa respiration. Elle est aussi calme que tu es paniquæ. Le temps s’est suspendu dans ton référentiel. Tu ne perçois que sa respiration et le son terrible de ton cœur battant trop rapidement. Doucement, l’angoisse desserre son étreinte de ta gorge et tu inspires de mieux en mieux. Le monde tangue toujours autour de toi et tes yeux perçoivent tout comme flou ou paré d’une aura anormale.

Tu ne peux la regarder en face, encore moins dans les yeux. Sentir son attention inquiète, sur toi, est trop pesant. Alors comment pourrais-tu l’affronter ? La culpabilité ne te le permettra jamais.

Tu ignores ce qu’elle perçoit en toi, mais ton oiseau de feu retourne sur son fauteuil et tu sens qu’elle n’observe plus. Un coup d’œil en coin t’informe qu’elle s’est tournée vers la fenêtre et que son menton repose dans sa main. Cela lui donne l’air d’une statue ancienne, dure comme le marbre, mais dont les courbes évoquent une douceur impossible à nier.

— On pourrait… On pourrait parler d’un sujet que tu aimes bien ? Cela t’aiderait ? Ou alors, je peux te parler de quelque chose qui me plaît ?

Tu secoues la tête, prixe de mutisme. Cela arrive souvent quand tu traverses des crises de panique. Se remettre à parler après une telle sensation est si compliqué. Le sentiment de t’être couvert de ridicule et d’avoir dérangé la personne qui t’aide reste toujours si tenace. Le fait que ce soit une inconnue qui t’ait procuré cette aide décuple ton impression d’inutilité et d’absurdité. Que va-t-elle penser de toi désormais ?

Incapable de répondre, tu secoues la tête une nouvelle fois et effectues un vague geste de la main dans sa direction. Tu ne la regardes toujours pas et tu ignores si elle t’a vu, quand sa voix retentit dans le silence du bureau.

— D’accord, parlons de moi. Enfin, je vais parler tant que tu ne te sentiras pas à l’aise.

Une pause suit cette déclaration.

Elle s’éternise.

Cela t’intrigue assez pour relever légèrement les yeux, et les baisser immédiatement de nouveau en constatant qu’elle te regarde.

Tu n’as pas eu le temps d’essayer de saisir son expression.

Son masque t’enrage.

— Je suis amoureuse.

Tu ne t’attendais pas vraiment à ce sujet. Mais la jalousie qui enflamme ton cœur te surprend bien plus. Ce n’est qu’une inconnue. Juste une inconnue.

— Je connais la personne depuis très longtemps. Par moment, cela semble durer depuis une éternité. C’est une personne magnifique, avec un cœur énorme. Cette personne est terriblement mal à l’aise avec son corps, coincé dans un genre qui n’est pas le sien et sans possibilité d’atteindre un corps qui lui convienne.

En plus, cette personne te ressemble. Pourquoi est-elle arrivæ avant dans le cœur et la vie de ton oiseau de feu ?

— Je nourris pour cette personne des sentiments depuis… si longtemps. Je vois cette personne tous les jours et je ne sais pas quoi faire. Cette personne ment à son entourage pour tenter de correspondre à leurs attentes. Et cette personne dépérit.

Tu notes comme elle répète volontairement « cette personne » pour ne pas avoir à læ genrer.

— Je m’étais promis de lui dire ce soir. Mais, pour l’instant, je fuis et je me cache. Je suis désolée, prince charmant, mais tu m’aides dans cette tâche.

Tu l’observes totalement désormais. Que dois-tu répondre ? Elle n’a pas l’air d’attendre de réponse de toi. Elle a certainement besoin de déverser ce qu’elle retient depuis si longtemps. Tes pieds ont repris contact avec le sol et tu t’es redressæ inconsciemment, pour mieux l’écouter.

— En plus, dans notre milieu, c’est une relation que tous désapprouveraient, qui ne peut exister. Si… si cela se savait, je pourrais finir dans un endroit horrible. Ou je pourrais peut-être réussir à fuir et je serai alors déshéritée.

Elle passe une main dans ses longs cheveux dorés, tandis que tu attrapes ton verre pour boire.

— Dans l’absolu, je m’en fiche. Mes études me permettront de trouver du travail, sauf si ma famille me conçoit une telle rancœur qu’elle s’arrangera pour ruiner tout avenir pour moi. Mais je suis prête à ces conséquences, aussi horribles soient-elles. J’ai eu le temps d’y penser, de peser le pour et le contre, la nuit, au fond de mon lit…

Sa respiration se suspend. Elle doit se remémorer la scène. Peut-être que cela ravive sa souffrance ?

— Mais je ne peux pas lui imposer ça. La personne que j’aime ne pourrait pas vivre dans la précarité si le pire venait à arriver. Elle a des besoins qui ne conviennent pas à un tel environnement. Elle pense que j’ignore comme la vie peut être dure pour les personnes comme elle, mais je me suis renseignée. J’ai lu des témoignages. La richesse protège cette personne d’un véritable enfer.

Les larmes roulent désormais librement sur ses joues. Elles sont aussi silencieuses que ses sanglots.

— Je ne peux pas lui infliger ça.

Tu t’apprêtes à répondre quelque chose. Tu en es persuadæ. Cependant, l’alarme indiquant que minuit sonne retentit. Plus vive que toi, ton oiseau de feu saute sur ses jambes et s’enfuit. Maladroitement, tu te lèves et fais tomber ton verre par terre. Il se brise sous le choc et son contenu se répand sur le sol. Mais tu as déjà quitté la pièce. Tu t’élances à sa poursuite, guidæ par le son de sa robe, que tu as appris à reconnaître. Tu as la chance folle qu’elle s’engage dans les pièces les plus reculées de la maison. Une porte claque et tu débarques dans un couloir où s’en trouvent plusieurs.

Sauf que tu connais ce couloir.

C’est celui où se trouvent les chambres de la famille. Personne ne sait comment se rendre ici, sauf la famille et les intimes.

Alors que tu sens une surprise sans borne t’envahir, tu t’avances vers celle d’Isabelle. Arrivæ devant l’entrée de la chambre, tu te stoppes. Cela ne peut être, n’est-ce pas ?

Tu pousses la porte.

Isabelle se retourne vers toi, vêtue d’une robe verte, qui la fait ressembler à une créature sylvestre. La moitié du costume repose sur le lit à côté de ton deuxième costume.

— Je, j’avais chaud et je savais que tu viendrais… Et je t’avais fait une promesse.

Concentre-toi. Concentre-toi. La petite voix retentit dans ton esprit. Tu essayes de l’écouter, même si tu n’es pas très douæ à ce jeu-là. Tu notes à rebours les trémolos dans sa voix. Ses mains tremblent alors qu’elle achève d’enfiler le costume, constates-tu. Tu remontes vers son visage, te forçant à la regarder dans les yeux.

Le maquillage a coulé et le blanc laiteux de sa sclère apparaît rouge. Elle a pleuré.

— Isabelle, ne mens pas.

Tu la vois se figer.

— C’est de moi que tu es amoureuse ?

Le temps suspend son cours, alors que vous retenez votre souffle.

Finalement, elle hoche la tête avant de fondre en larmes.

Tu ôtes ton masque. Tu ne sais comment utiliser l’information.

Ton oiseau de feu t’a attiré.

Isabelle…

Tu as traversé les années aux côtés d’Isabelle. Tu l’as cherchée pendant des heures. Son absence a failli te provoquer une crise au milieu la foule. Elle est venue à toi à ce moment précis d’ailleurs. Elle l’a probablement vu et a voulu te calmer. Et cela a marché.

Ton angoisse est passée et tu as recherché un peu plus sa présence, sans savoir que c’était elle.

Ses cheveux dorés… Ils arboraient une magnifique couleur châtain la veille encore. Elle a dû se les teindre exprès, pour te perdre encore plus et créer un véritable effet de surprise. A-t-elle prévu cette déclaration ?

— Avais-tu prévu de procéder ainsi ?

Elle secoue la tête de gauche à droite.

Tu la prends dans tes bras. Elle ne te mentirait pas sur un tel sujet, tu le sais.

Tu la berces, jusqu’à ce que ses sanglots se tarissent. Avec toute la douceur que tu peux mobiliser, tu la berces. Tu la berces alors même que tu as beaucoup de mal avec les câlins.

Ça ne t’inquiète plus désormais. Aujourd’hui, Isabelle souffre et a besoin de ton soutien.

— Ce n’est pas un refus, mais… est-ce qu’on peut en discuter demain ? Au calme. Je…

Elle hoche la tête contre ton torse.

Puis, aussi vivement qu’elle s’est laissé aller, elle s’éloigne de toi. Essuyant vivement ses larmes, elle essaye de te sourire.

— Il faut que tu te changes et que je refasse mon maquillage. Dépêchons-nous, iels vont tous se demander où nous sommes.

Tu hoches la tête et commences à te déshabiller. Tu aurais pu prétendre que cela te paraît étrange de devoir te changer ainsi devant une personne qui vient de te déclarer sa flamme. Sauf qu’il s’agit d’Isabelle et si tu n’as éprouvæ aucune gêne à te changer devant elle jusque-là, ça ne va pas commencer aujourd’hui.

Une fois prêtes, vous vous échangez un regard. Il est temps de reposer les masques et vous le savez. Mais elle a brisé l’un de ces masques et parler sera nécessaire. Tu la sens tremblante contre moi. Tu te décides pour un geste que tu effectues rarement, mais qui porte la marque de ton affection envers elle : tu te penches pour que vos fronts entrent en contact.

— Je ne vais pas t’abandonner.

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