Le diable au cœur — chapitre 3
— Père, comment est-il mon fiancé ?
La phrase était sortie d’un coup, en plein milieu d’une conversation qui n’avait rien à voir. Les questions d’Enoc me tournaient dans la tête. J’allais me marier avec quelqu’un et j’étais incapable de répondre aux questions les plus basiques le concernant : comment s’appelle-t-il, à quoi ressemble-t-il ? Et c’était là les plus évidentes. D’autres venaient s’ajouter à leur suite. Mes parents avaient relevé la tête de leur discussion pour me regarder avec surprise avant que mon père ne déclare d’un ton surpris :
— Je ne t’en ai pas parlé. Quelle erreur stupide !
Je ne comprenais pas vraiment en quoi c’était une erreur mais je n’eus pas le temps d’ajouter quoi que ce soit.
— Heureusement, j’ai une fille intelligente qui se soucie de l’avenir de sa famille, n’est-ce pas ?
Son sourire était immense et il avait l’air particulièrement fier de moi. Malheureusement, je ne pouvais pas dire qu’il s’agissait de la vérité. Je n’étais pas si sûre de me soucier autant que je le devrais de ma famille et de son futur. Et, même si le futur de ma famille était le mien, je commençais, très vaguement à espérer autre chose.
— Eh bien, je peux arranger une rencontre entre vous deux demain, qu’en penses-tu ? Ça sera une bonne occasion de le découvrir.
— Ce n’est pas possible, elle doit faire des visites chez des clients demain.
— Des ? Intervins-je alors.
— Oui, je me suis dit que, vu que tu allais passer chez sir Enoc pour des réparations, j’allais en ajouter d’autres pour faire d’une pierre deux coups. Je pense que les clients apprécieront l’attention.
J’étais bizarrement heureuse de l’idée de ma mère tout en ressentant une sorte de pincement. Cela limitait le temps que je passerais avec lui et ça ne pouvait qu’être bénéfique vu les conditions mais, dans un même temps, cela limitait le temps que je passerais avec lui. Depuis quand avais-je envie de passer du temps avec lui ? Je ne le connaissais pas après tout.
Mon père émit alors un petit bruit indiquant sa réflexion.
— Je suppose qu’on ne peut pas faire ça demain. Je préfère qu’il ait cette vision de notre fille : travailleuse. De plus, cela nous laissera le temps d’organiser les choses un peu mieux. Nous ferons ça d’ici la fin de la semaine. D’accord ?
Il avait l’air tellement heureux. Pour lui, le futur était brillant. Oh papa ! Je pourrais te dire que je regrette mais ce n’est pas le cas, je ne regrette rien. Je me contentais de hocher la tête tandis que ma mère, avec un doux sourire, affirmait que c’était une bonne idée.
Le lendemain, j’avais choisi de terminer mes visites par Enoc. C’était me planter une épine dans le pied mais j’avais envie qu’il me retienne et je ne pourrais pas traîner si d’autres clients m’attendaient. Ce n’était pas sérieux du tout, j’en avais parfaitement conscience, mais je ne pouvais pas m’empêcher de vouloir m’échapper, ne serait-ce que quelques secondes, de ma condition et de mon futur tout tracé.
Encore une fois, la journée avait été éprouvante. La circulation en ville semblait empirer, si c’était possible, et une sorte de méfiance régnait. Des incidents se déclenchaient un peu partout pour des raisons particulièrement stupides ou illogiques. Le chaos était maître. La ville n’avait jamais connu ça à une telle ampleur. Aller d’un client à l’autre avait représenté un défi et j’avais dû mettre toute ma mémoire au travail pour trouver des itinéraires adaptés aux conditions.
Mais finalement j’arrivais au bout de mes peines et j’aurais droit au beau visage de mon dernier client en récompense.
— Vous êtes attendu mademoiselle.
Ce domestique accueillait-il tout le monde ainsi ? C’était la deuxième fois que je le voyais et il avait prononcé exactement la même phrase, en ouvrant la porte exactement de la même manière, en se positionnant sans aucun changement. Cela faisait presque peur. Ravalant mon émotion, je hochais la tête et le suivais jusqu’au même salon qui m’avait accueilli la dernière fois. Enoc s’y trouvait dans toute sa splendeur. Il était négligemment assis sur un fauteuil et me lança un regard songeur avant de me sourire.
— Je vous attendais plus tôt.
Je baissais la tête.
— Ma mère en a profité pour me donner une liste de clients à visiter. Vous êtes le dernier de ma liste.
— N’étais-je pourtant pas le premier à me manifester ?
Suite à cette remarque, je rougis tout en balbutiant des mots sans suite. Je ne pouvais pas lui dire que c’était fait exprès, au cas où il veuille… discuter avec moi. Son sourire sembla s’élargir pendant quelques secondes.
— Oh ? Je vois.
Il tendit la main en direction de la table basse devant lui.
— Voici l’objet du crime.
L’objet du crime ? Je me demandais alors de quoi il pouvait bien parler tandis que je m’avançais pour mieux voir. Un chapeau. Oui, c’est vrai, j’étais là pour réparer un chapeau. Je jetais un regard au canapé. Il ne m’avait pas autorisé à m’asseoir pourtant ce serait plus pratique pour examiner l’objet. Je portais alors mon regard sur lui avant de demander d’une petite voix :
— Puis-je ?
Il ne sembla pas comprendre immédiatement de quoi je parlais avant de voir ma main, très légèrement dirigée vers le canapé.
— Bien sûr.
Je m’installais alors et pris le malheureux objet. Il était dans un état déplorable, comme s’il avait été au milieu d’une bagarre, elle-même au milieu des flammes.
— Qu’avez-vous donc fait pour détruire ainsi ce pauvre chapeau ? demandais-je d’un ton mécontent.
— Je suppose que j’étais au mauvais endroit, au mauvais moment.
Je relevais immédiatement la tête du couvre-chef pour le regarder d’un air soucieux.
— Vous allez bien ?
— Bien sûr, il en faut plus pour m’inquiéter.
Il semblait agréablement surpris de me trouver si bavarde. Je dois avouer que je l’étais moi-même mais je m’en félicitais par la même occasion. Cela ne pouvait qu’être bon pour moi si j’arrivais à m’exprimer en face de personne me perturbant. Si je voulais un jour être bonne chapelière, il faudrait que je sois capable de faire face à tous mes clients. Ça, c’était ce que je me disais pour éviter de considérer ma relation avec Enoc.
Je préférais me concentrer sur le chapeau plutôt que sur mes pensées qui dérivaient et l’examinais minutieusement, considérant les options pour le remettre en état. Finalement, un long soupir m’échappa.
— Qui y-a-t-il ?
Le ton velouté de sa voix avait des accents intrigués mais ce qui me fit bondir c’est de l’entendre s’élever si proche de mon oreille. Pendant que j’étais à mon travail, Enoc avait quitté son fauteuil pour me rejoindre sur le canapé et avait négligemment passé un bras sur le dossier tout en se pencha pour me regarder. Encore une fois, mon visage était prêt à battre des records de couleurs tandis que j’essayais tant bien que mal de rassembler mes pensées. Le remarquant, il s’éloigna assez de moi pour ne plus être dans mon espace vital.
— Je crains qu’il ne soit pas réparable vu les dégâts subis, parvins-je à dire, il faudrait en acheter un nouveau.
— Et à votre boutique, je suppose ? Êtes-vous bonne commerçante ou avez-vous envie de me revoir ?
J’ouvrais et je fermais la bouche plusieurs fois alors qu’il m’adressait un regard assez fier de lui additionner à une touche de moquerie.
— Je rencontre mon fiancé en fin de semaine, lâchais-je brusquement.
— Oh ?
Il perdit son regard moqueur pour une expression plus neutre.
— Je pourrais vous en dire plus après…
Je ne comprenais pas ce qu’il me prenait. Je ne lui devais rien, il devait s’en moquer, il…
— J’en serais ravi.