Le diable au cœur — chapitre 4
Assise devant la coiffeuse de ma mère, je regardais cette dernière et notre employée s’agiter autour de moi afin de me rendre « présentable ». Le jour qui avait suivi mes visites à domicile, ma mère m’avait emmené acheter une robe. J’avais protesté : nous avions autre chose à faire de notre argent. Mais elle n’avait rien voulu entendre, prétendant que celle que j’avais était trop vieille et que je garderais celle-ci par la suite. Voulant la raisonner, j’implorais mon père qui la soutint. « Nous pouvons nous permettre cette dépense, c’est pour assurer ton futur et celui de la boutique », avait-il dit. Je n’en revenais pas.
Bien sûr, avoir une nouvelle robe me faisait plaisir mais je ne trouvais pas raisonnable d’agir ainsi. Pourtant, alors que je me contemplais dans un miroir, il était difficile de rester impassible et de prétendre désapprouver. J’adorais cette robe. Je trouvais toujours qu’il était stupide de l’avoir achetée mais je l’adorais. Le bliaud* était beige, sans décolleté, et le surcot* bleu céleste attaché par une broche simple que ma mère avait sorti de sa boite à bijoux. « Tu la porteras le jour de ton mariage de toute façon, autant la sortir un peu plus tôt. » J’avais compris qu’il s’agissait certainement d’une partie de ma dot. Une boutique, une broche, peut-être un peu d’argent. Je n’étais pas si mal pourvue pour une fille de bourgeois. Et, bien que les couleurs soient simples et loin de celles portées par les nobles dames, j’en avais presque l’apparence. Notre employée avait réussi à relever mes cheveux en un chignon complexe sur lequel l’un des chapeaux de la boutique trônait. Enfin, ma mère avait rapporté un petit carré de papier teint en rouge qu’elle avait humidifié afin de faire passer la teinture sur mes lèvres.
Tout ceci était exagéré.
Mais peut-être était-ce parce que je ne me souciais pas autant de ce fiancé que je le devrais. J’avais envie qu’Enoc me voie ainsi. Pas mon fiancé. Comment s’appelait-il déjà ?
— Maman ?
— Oui, ma puce ?
— Rappelle-moi le nom de mon fiancé ?
Elle retint un soupir agacé.
— Charles Peigney.
Je me contentais de hocher la tête.
— Ton père va t’accompagner, jusque chez eux.
Je hochais encore la tête.
— Essaie de sourire et de ne pas avoir l’air tête-en-l’air.
Une fois la multitude de recommandations terminées, nous étions partis, mon père et moi, vers la boutique Peigney. Je me souvenais désormais d’eux. D’après la corporation des chapeliers, ils étaient les meilleurs de la ville. Mon père avait dû faire des pieds et des mains pour obtenir cette promesse de fiançailles. Cela dit, je représentais l’opportunité de récupérer une chapellerie sans héritier mâle. Cependant, plus j’y pensais et plus je me rendais compte de la chance qui m’était offerte. Et malgré cela, je ne pouvais l’apprécier à sa juste valeur. Pourquoi ne l’avais-je pas rencontré avant ?
Je me posais d’autant plus la question en rencontrant les yeux marron de Charles Peigney. Lui aussi était habillé dans des tons bleus. Ce n’était pas si étonnant, la couleur était répandue dans notre branche sociale. Cependant, chez lui, le bleu faisait ressortir la douceur de son visage. Sa carrure était fine, si fine qu’il aurait pu paraître efféminé sans la nuance toute masculine qu’avaient ses gestes. Lui et son père retirèrent leurs chapeaux tandis que je m’inclinais en une révérence.
— Enchanté de faire votre connaissance.
Sa voix était jeune, elle était loin de la maturité de celle d’Enoc, elle n’avait pas encore toutes ces consonances riches et elle serait à jamais plus aiguë. Nous ne tardâmes pas à nous installer dans un salon au mobilier simple. Le patriarche de la famille Peigney nous servit du vin tandis que son fils prenait la parole.
— J’ai entendu dire que vous faisiez livrer vos produits à domicile. Ce n’est pas quelque chose que nous faisons ici.
— Oui, répondit mon père, nous nous sommes rendu compte que nos clients issus de la noblesse n’appréciaient guère d’avoir à se déplacer de nouveau pour récupérer leurs achats. Nous avons donc commencé à leur proposer de les livrer. Ma fille s’en charge la plupart du temps.
Charles me sourit.
— Je suis sûre que cela doit fidéliser la clientèle, surtout quand c’est une femme si charmante qui se présente. Je doute avoir le même succès en le faisant moi-même.
— Je pense que nombre de nobles dames ferait tout pour l’un de vos sourires, dis-je d’un ton délicat.
Je n’osais parler plus fort. Je ne savais si j’avais envie de lui plaire ou non. Pourtant, il deviendrait mon mari, cela ne faisait aucun doute. Charles me sourit en réponse et se rapprocha de moi. Cela me permit de constater que nos pères s’étaient éloignés. Ils jouaient les chaperons tout en nous laissant une certaine intimité.
— Chapelière, cela vous plaît-il ? reprit-il toujours souriant.
Son sourire était si différent de celui d’Enoc. Il ne contenait pas une once de moquerie. Charles n’était que curieux de rencontrer la femme avec qui il allait vivre. Rien de plus. Elle n’avait pas l’impression de lui plaire… ou de lui déplaire. Elle aurait tout aussi bien pu être sa cousine au troisième degré qu’il rencontrait pour la première fois.
— Je n’ai connu que ça mais… je pense que ça me plaît oui. C’est une création. Je me sens un peu comme une artiste quand je dois réaliser un modèle et rien ne me fait plus plaisir que de voir les sourires ravis de mes clients.
Je n’avais jamais parlé aussi ouvertement de mon ressenti mais, s’il était l’homme avec qui j’allais passer le restant de mes jours, autant nouer des liens tout de suite.
— Pour moi, ce n’est qu’un commerce. Je n’arrive pas à voir la beauté de ce métier et je me contente d’appliquer ce que j’ai appris…
Je ne pus retenir une grimace qu’il remarqua.
— … Mais je pense que c’est une combinaison intéressante. Votre créativité et mon sens des affaires pourront nous être très utiles. J’espère que nous les transmettrons à nos enfants.
Je rougis. J’allais avoir des enfants avec cet homme. J’allais être intime avec lui alors que je le connaissais à peine. Cela me paraissait inconcevable, impossible, irréel.
La conversation se poursuivit, policée, sans éclat, très raisonnable. Ma vie au côté de Charles Peigney promettait d’être ainsi : sans éclat et sans heurt. Je ne savais vraiment pas si je devais m’en réjouir ou me plaindre. Quand j’envisageais ce que je voulais pour mon futur… Quand je fermais les yeux pour ce faire, c’est Enoc que je voyais. C’était un futur brûlant, hasardeux et incertain mais tellement plus intriguant. D’un autre côté, elle imaginait parfaitement sa vie avec Charles : calme, sans remous, entourée d’enfants et s’occupant d’un commerce prospère. Enoc était une étoile filante et Charles aussi solide que les fondements du monde. Lui fallait-il se résigner ?
— Excusez-moi père mais je souhaiterais me promener avant de rentrer.
Nous étions sur le chemin du retour quand j’énonçais mon désir. Je l’avais coupé en plein monologue sur les qualités de la famille Peigney et le futur brillant qui m’attendait. D’un ton bourru, mon père me l’accorda en me demandant de ne pas trop traîner.
Je me mis à avancer, sans but précis. La ville était de nouveau plongée dans l’un de ses chaos extraordinaires qui semblait la prendre inexplicablement.
— Mademoiselle Lennon ?
Revenant sur terre, je tournais la tête en direction de la personne qui m’avait interpelée.
Enoc. Bien sûr. Qui d’autre ? Prenant conscience de ce qui m’entoure, je réalisai que je m’étais dirigée vers les quartiers riches. Mon inconscient était plus honnête que moi.
— Monsieur, le saluais-je.
— Que faites-vous ici ?
Il avait un sourire qui mélangeait surprise et appréciation et je ne pus m’empêcher de me demander ce qui en était la cause. Puis je me souvins que je n’étais pas habillée comme à mon habitude.
— J’ai rencontré mon fiancé.
Il avait saisi mon bras avec délicatesse et nous nous étions remis à marcher. Je ne me sentais pas à ma place. Je n’étais qu’une chapelière après tout et lui avait l’habitude des femmes de la noblesse. Je ne comprenais pas pourquoi j’étais là, à me promener avec lui, mais j’étais heureuse. Je pouvais le sentir à mon cœur qui semblait trop imposant pour ma poitrine et aux picotements qui parcouraient mes membres.
— Et comment est-il ?
Je restais muette si bien que, quand il réalisa que je n’étais pas en train de réfléchir à la réponse, il me reposa la question. Je lâchais un léger soupir.
— Poli ?
Le ton incertain de ma voix le fit rire et il pencha la tête sur le côté en me souriant. Mes yeux glissèrent sur ses dents blanches. Fugitivement, je m’imaginais un animal dangereux me montrant ses crocs.
— Il ne vous a pas fait grande impression.
Contrairement à vous, pensais-je. Son sourire s’agrandit en me regardant. Devinait-il mes pensées ?
— Je suppose qu’il n’est pas nécessaire d’aimer pour épouser quelqu’un, répliquais-je avec de l’amertume dans la voix.
— Oh… Aimer convient mieux aux amants. Le mariage n’est qu’un contrat après tout.
Je me tournais vivement vers lui, surprise, tandis qu’il me regardait avec un air de fausse innocence accroché sur le visage. Comme je restais encore muette, il continua en s’approchant légèrement de moi.
— On se marie rarement par amour.
Il était trop proche pour que cela soit convenable. Je jetais un œil aux alentours pour voir où nous étions et découvris que nous étions seuls. La rue dans laquelle nous nous trouvions était étroite, sombre et semblait déserte. Reportant mon regard sur lui, je vis le sien pétiller de malice. Il avait probablement fait exprès de m’attirer dans un endroit où nous serions tranquilles. Je sentais mon cœur s’affoler alors qu’il me contemplait.
— Vous pourrez quand même aimer, ne vous inquiétez pas.
Il continuait à parler mais ne faisait rien. Cela faisait grandir ma frustration. Après tout ce qu’il avait fait pour semer le doute et l’envie en moi, resterait-il là, immobile ? Je fronçais les sourcils et ses yeux semblèrent briller d’une lueur jaunâtre chargée de désir. Pourtant, je le sentis qui commençait à se reculer, comme si le moment était passé. Mais je ne désirais pas que le moment passe. Alors je m’approchai de lui et mes lèvres heurtèrent les siennes avec maladresse.
Je n’avais jamais embrassé qui que ce soit de ma vie et ne savais pas trop quoi faire de cette bouche contre la mienne quand il prit les choses en main. Ses lèvres commencèrent à se mouvoir contre les miennes, me guidant gentiment, m’apprenant avec délicatesse et me laissant plus de liberté quand je commençais à m’habituer au contact. Mes mains étaient crispées sur son surcot, tandis que les siennes étaient venues encadrer mon visage.
Je venais de poser un pied en enfer et pourtant je m’y sentais comme au paradis.
* bliaud (aussi appelé cotte) : « Au XIIIème siècle, les nobles dames sont vêtues de robes à gros plis supposées masquer les lignes du corps. L’encolure est au ras du cou et pourvue d’une fente verticale, fermée par une broche dont la taille reflète de rang de l’époux. »
surcot : « Le surcot, qui est ajouté au XIIIème siècle, sans manches, avec des demi-manches ou des manches longues et ajustées, fermé sur le devant par une ou plusieurs broches. Il est si long malgré la ceinture à laquelle pend l’aumônière, que les femmes doivent le relever pour marcher. Le surcot peut être « ouvert ». Le corsage est alors fendu et largement échancré des hanches aux emmanchures, laissant apercevoir la cotte, tandis que le devant forme une sorte de gilet recouvert d’hermine le plus souvent. Cette forme est dite « fenêtre de l’enfer » car elle laisse apercevoir les hanches de la Dame. »
Source : Le costume au Moyen-Âge